Comprendre les défis moraux liés à l’action humanitaire
En 2020, la pandémie de Covid-19 a révélé au grand public certains des nombreux défis liés à l’action humanitaire : soudain, les taux de mortalité, les pénuries de matériel et la nécessité de faire des choix difficiles avec des ressources limitées ont fait la une des journaux et se sont retrouvés au cœur de toutes les discussions. Les analyses ont moins porté, en revanche, sur les conséquences de ces décisions sur les témoins de leur impact direct, qu’ils soient travailleurs humanitaires ou professionnels de santé.
L’héroïsation des équipes médicales, louées dans les médias et applaudies chaque soir pour avoir mis leur vie en danger afin de soigner les autres, a sans doute contribué à occulter cet aspect de la crise. Même les témoignages de harcèlement et de violence à l’encontre du personnel de santé ont été utilisés pour illustrer la résilience des soignants en première ligne, contribuant à entretenir l’image de « super héros ». Or, ce genre de récit ne dit rien des raisons fondamentales pour lesquelles nos systèmes de santé se sont brusquement retrouvés au bord de la rupture. Il déforme la réalité en passant sous silence la complexité des situations individuelles et des décisions qu’il a fallu prendre, ainsi que leur impact sur celles et ceux qui les ont prises.
Comprendre l’inconfort moral
Les humanitaires connaissent bien le sentiment d’inconfort que suscite le fait d’être idéalisé car, en réalité, travailler en première ligne d’une urgence médicale implique d’être confronté à sa propre impuissance face à la souffrance humaine. Le sentiment de ne pas être à la hauteur et la frustration face aux manques de moyens peuvent être les symptômes d’une détresse morale que l’on définit comme se produisant lorsque l’on « sait ce qu’il faut faire, mais [que] les contraintes institutionnelles, contextuelles ou culturelles font qu’il est quasiment impossible d’adopter la bonne ligne de conduite »[1]. Dans le domaine de l’action humanitaire, la détresse morale peut survenir lorsque les traitements ou les moyens technologiques existent mais qu’ils ne peuvent être mobilisés dans le contexte où les acteurs interviennent.
C’est en 2009, lors d’une épidémie d’Ebola en Ouganda, que Médecins Sans Frontières (MSF) a commencé à manifester un intérêt formel pour les enjeux éthiques posés par les urgences épidémiques et leur impact sur la santé mentale des équipes de terrain. En 2018, l’analyse des expériences morales de nos équipes est devenue un axe de recherche au centre opérationnel de Genève. Le projet en cours reconnaît l’importance des questions éthiques dans la conduite de l’action humanitaire et offre au personnel un espace de dialogue ainsi que des stratégies pour prévenir ou atténuer leur détresse morale. A terme, l’objectif est de mieux comprendre les défis moraux liés au travail humanitaire et de développer des ressources permettant de soutenir le personnel MSF.
Des choix limités en temps de Covid-19
Les dilemmes associés à l’action humanitaire ne sont ni nouveaux ni propres au Covid-19, mais la pandémie a mis en lumière la détresse morale à laquelle sont régulièrement confrontés les travailleurs humanitaires contraints de faire des choix difficiles dans des contextes où les ressources sont limitées. Dès le début de la pandémie, l’incertitude scientifique face à une maladie que nous ne savions ni prévenir ni traiter a réduit les soins que nous étions en mesure de fournir. En raison de la pénurie d’oxygène, il a parfois été impossible d’offrir des soins palliatifs appropriés et une mort digne aux patients. L’exposition de notre personnel au risque de contracter la maladie n’était pas non plus propre au Covid-19, mais elle a été rendue plus grave en raison de la pénurie mondiale d’équipement de protection individuelle.
« Où suis-je le plus utile, ici avec MSF ou chez moi ? »
Le Covid-19 a également été à l’origine d’une situation unique : les pays où se situent les sièges de MSF ont été sévèrement touchés, alors que de nombreux contextes où nous travaillons en Afrique sub-saharienne n’ont pas été très impactés lors de la première vague de la pandémie. Certains membres du personnel international se sont alors questionnés sur la pertinence de leurs choix professionnels : « Où suis-je le plus utile, ici avec MSF ou chez moi ? » Tandis que les frontières fermaient les unes après les autres, certains de nos collègues ont dû prendre une décision dans l’urgence sans avoir toutes les informations nécessaires pour en mesurer pleinement les conséquences.
La fermeture des aéroports a engendré de nombreuses difficultés, dont l’impossibilité pour le personnel international en mission de rentrer à leur domicile. Selon leur pays d’origine, les avions d’évacuation étaient organisés à des rythmes différents, créant ainsi un sentiment d’iniquité. Trouver des vols internes sur le continent africain, par exemple, s’est avéré extrêmement compliqué. Les collaborateurs étaient également partagés entre rester en « stand-by » dans l’espoir de pouvoir prendre un vol, et soutenir leurs collègues débordés, renonçant ainsi aux mesures de quarantaine imposées par la plupart des compagnies aériennes à l’époque.
A plus large échelle, face à un environnement de travail rendu de plus en plus complexe par les mesures de santé publique telles que l’interruption des voyages internationaux, MSF s’est inquiétée quant à sa capacité à maintenir les programmes courants et à répondre aux besoins existants en matière de santé autres que ceux liés au Covid-19. De nombreuses discussions internes ont eu lieu autour de conflits de priorités. Dans certains endroits, nous avons dû suspendre temporairement nos activités régulières, soit pour donner la priorité à la réponse à la pandémie en cours, soit parce qu’un trop grand nombre de collaborateurs ne pouvaient se rendre au travail en raison des restrictions de voyage ou parce qu’eux-mêmes ou un membre de leur famille avait contracté le Covid-19.
Prendre soin de ceux qui soignent
Le projet « Expériences morales » vise à présenter les travailleurs de la santé comme des êtres humains, faillibles et traversés par des doutes, ainsi qu’à mieux faire connaître l’impact de ces choix impossibles et de ces décisions imparfaites sur leur santé mentale. Il tente également de mettre en lumière la détresse qui résulte du fait de travailler dans des conditions non optimales, avec une marge de manœuvre souvent limitée, et de ne pas être en mesure quelquefois de fournir les meilleurs standards possibles en termes de qualité de soins et d’humanité.
Dans la mesure où la décision de faire partie d’une organisation médicale humanitaire est souvent vécue comme « un choix moral », essayer de répondre à des besoins infinis avec des ressources limitées ne fait pas seulement partie de la mission – c’est la mission. En définitive, l’essentiel est de ne pas laisser les individus porter seuls le poids d’une décision difficile. Pour MSF en tant qu’organisation, il s’agit de briser le mythe de la toute-puissance pour ne pas caricaturer les personnes en victimes ou en héros. En refusant la glorification des travailleurs humanitaires, nous réaffirmons la nécessité fondamentale de les protéger pour qu’ils puissent continuer à être au service des plus vulnérables.
[1] (Traduction de l’auteur) Andrew Jameton, “Dilemmas of moral distress: moral responsibility and nursing practice”, AWHONN’s clinical issues in perinatal and women’s health nursing, vol. 4 (4), 1993, p.542-51