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Asile à vendre: la protection internationale à l’heure de la sous-traitance

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Type
article de presse
Dans
Neue Zürcher Zeitung
28.08.2023

Longtemps jugée moralement inacceptable en Europe, l’idée de sous-traiter le traitement des demandes d’asile est en passe de se normaliser. C’est bientôt l’accueil et la protection des réfugiés une fois le statut accordé qui pourraient être sous-traités à des pays tiers. En Suisse, certains voudraient aussi se débarrasser de l’encombrante problématique des déboutés en les envoyant dans un pays avec lequel ils n’ont objectivement aucun lien.

Le 5 juin dernier, une motion présentée par Damian Müller devant le Conseil des Etats, a été votée par 20 voix contre 18 et 5 abstentions, dans l’indifférence presque générale. Cette motion prévoit l’expérimentation d’un dispositif de retour non volontaire des requérants d’asile érythréens déboutés (environ 300 personnes) vers un pays tiers, en l’occurrence le Rwanda. Elle devrait être présentée devant le Conseil national à la session d’automne.

Qu’un des pays les plus riches du monde en paye un autre pour gérer ceux dont il ne veut pas, cela n’a malheureusement rien de singulier dans notre système libéral mondialisé. Mais dans la mesure où elle concerne des êtres humains, ce genre de transaction mériterait que l’on s’alarme du fait que le sort des plus défavorisés fasse l’objet de tractations financières et d’un marchandage politique décomplexé.

Quand des Etats tiers font les intermédiaires

Les accords de réadmission signés avec les pays d’origine sont un élément clé d’un mécanisme plus large, à savoir l’externalisation de l’asile, qui consiste à tenir à distance les demandeurs en leur refusant l’entrée sur le territoire du pays dont ils sollicitent la protection, voire à transférer intégralement à un Etat tiers la responsabilité de statuer sur leur demande. Les Etats-Unis et l’Australie sont les exemples les plus connus d’Etats ayant passé des accords avec des pays voisins (la Jamaïque, les îles Turques-et-Caïques, l’île-Etat de Nauru et la Papouasie-Nouvelle-Guinée) pour qu’ils reçoivent les demandeurs d’asile le temps que leur dossier soit examiné, en échange d’une compensation financière.

Les conditions de vie dans ces camps extraterritoriaux transformés en centres de détention permanente, et leurs conséquences sur la santé physique et mentale des populations qui y sont retenues prisonnières, sont documentés. En 2018, à Nauru, Médecins Sans Frontières (MSF) a enregistré un nombre alarmant de tentatives de suicide et d’actes d’automutilation, notamment chez les enfants, et observé la détérioration de leur état au point qu’ils étaient incapables de manger, de boire ou même d’aller aux toilettes.

En Europe aussi, différents pays élaborent des stratégies de contournement de leurs obligations régies par la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et son Protocole de 1967, et s’octroient le privilège d’en rémunérer d’autres pour s’en acquitter à leur place. En 2021 et 2022 respectivement, le Danemark et le Royaume-Uni ont par exemple adopté des lois qui prévoient non seulement de renvoyer hors de l’Union européenne des demandeurs d’asile déjà présents sur leur territoire, mais aussi de confier l’examen de leur demande au gouvernement du pays tiers. Pour que ces derniers ne soient pas tentés d’être trop magnanimes, ces accords prévoient qu’en cas de réponse positive, le demandeur reste dans le pays tiers – et ce, même en l’absence de lien quelconque avec le pays hôte.

En Suisse, des centres de transit aux frontières

Tout au long de ces dernières années, MSF a alerté sur les conséquences des politiques européennes de dissuasion et d’endiguement sur la santé de milliers de personnes en Libye, en Grèce ou au Maroc. Hélas, en vain. En Suisse, le débat se concentre essentiellement autour de la création de centres de transit à la frontière. Une motion UDC déposée au Conseil national en décembre 2022 proposait déjà que l’entrée sur le territoire ne soit autorisée qu’en cas de décision d’asile positive. Même si elle a été rejetée, cette motion est loin d’être une initiative isolée et la question revient régulièrement sur la table.

Qu’il s’agisse d’extraterritorialisation ou de sous-traitance, le point commun des différents dispositifs envisagés est de placer les exilés au milieu de tractations diplomatiques et de laisser les vies de milliers de personnes en suspens. Au-delà de l’indignité de ces systèmes, les contreparties financières et politiques accordées aux pays tiers alimentent la corruption et exposent ceux qui les concèdent à un chantage sans fin.

Les phénomènes migratoires mettent en jeu des intérêts de souveraineté et de sécurité face auxquels la tentation de tout voir par le prisme d’une solidarité transnationale inconditionnelle serait évidemment exagérée. Néanmoins, parce que nous connaissons les situations qui poussent tant de gens à risquer leur vie pour partir, nous avons le devoir, sans angélisme, de lutter à la fois contre la marchandisation de l’exil et contre l’intention dissuasive des politiques migratoires actuelles qui visent explicitement à priver les personnes de leur dignité pour en dissuader d’autres de les suivre.

Cet article a été originellement publié dans la NZZ le 28 août 2023. Il est également paru dans Le Temps.

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